« Bâtonner : comment l’argent détruit le journalisme » est un essai de la journaliste Sophie Eustache, publié en mars 2020 aux éditions Amsterdam. Dans cette enquête, la journaliste au Monde Diplomatique s’intéresse aux logiques de production au sein des médias. Grâce aux témoignages, portraits de journalistes et sa propre expérience, elle décrit les conséquences de ces logiques sur l’exercice du métier de journaliste.

En quoi consiste le « Bâtonnage » ? Ce terme signifie le fait de copier-coller une dépêche d’agence de presse, de la retoucher un minimum en ajoutant une citation ou quelques informations complémentaires, puis de la publier au plus vite sur le site web.

Le fléau du journalisme : copier, coller, et on recommence

Il n’est pas étonnant de voir des dizaines de médias partager une même information presque au même moment, cela arrive même plusieurs fois par jour. Ce suivisme des médias est expliqué en grande partie par le « bâtonnage » de l’information.

Une fois qu’une rédaction reçoit une dépêche importante via une des multiples agences de presse, celle-ci va se dépêcher de la republier sur son site pour apparaître en première dans les recherches Google.

Et cela, en y agrégeant des informations dans le but de coller à la ligne éditoriale, pour contextualiser ou encore pour se démarquer des autres médias qui vont reprendre la même information par la suite.

Un des points mis en exergue dans son enquête concerne le fait que malgré le rythme de production intense imposé dans certaines rédactions, les résultats ne sont pas forcément concluants. Même si un journaliste desk doit réaliser entre 6 et 15 papiers par jour, en bâtonnant à foison des dépêches AFP ou Reuters, les abonnés ne suivent pas toujours. Qui dit baisse de l’audience, dit baisse des recettes publicitaires.

La recherche de clicks et d’audience

Comme le décrit Sophie Eustache, le bâtonnage est lié à une logique productiviste. Une rédaction va chercher à avoir le maximum de clicks possibles sur ses articles, générer des interactions sur ses réseaux sociaux et amener du trafic sur le site. L’idée est d’avoir de l’audience pour vendre ensuite des encarts publicitaires, et générer plus de profits. Une logique marchande en soi et qui s’applique à bien d’autres domaines.

La recherche d’audience peut parfois amener à des situations incongrues. « Parfois, nous mettions à jour un article, sans apporter d’informations importantes, en espérant le faire remonter dans Google Actualités », explique Olivier, qui a travaillé au desk de La Tribune, au sujet de la pression autour de l’audience.

Le but des journalistes, ou plutôt des propriétaires des médias, n’est plus d’informer les lecteurs et lectrices en priorité, mais bien de satisfaire des algorithmes capricieux. De plaire aux Google, Facebook et consorts avec des articles SEO (Search Engine Optimisation) – optimisés pour les moteurs de recherche- qui ont des mots-clés pertinents, pour se retrouver en haut du panier dans Google Actualités. Pendant quelques heures seulement…

L’argent est le nerf de la guerre

Cette logique mène à une transformation de la manière de fabriquer l’information et à une augmentation de l’espace donné aux publicitaires.

Elle cite entre autres exemples sa propre expérience qui lui a valu d’entendre qu’il fallait « agrandir cet inventaire (espace publicitaire disponible, NDLR), c’est-à-dire produire des articles, pas tant pour informer le lecteur, mais pour ouvrir de nouveaux espaces publicitaires ».

Cette méthode de fonctionnement est très en vue depuis l’apparition des médias d’info-divertissement tels que Konbini ou Melty, qui ont construit leur modèle économique sur la fabrication de contenus sponsorisés, avec des « papiers calibrés pour les réseaux sociaux et les moteurs de recherche ». Les liens entre informations et publicités s’entremêlent et il devient difficile pour les abonnés de voir les différences.

L’argent est le nerf de la guerre dans le monde du journalisme. Elle rappelle ainsi que « Internet a redistribué les revenus publicitaires, monopolisés par les géants américains du web, et attisé ainsi la quête d’audience ».

Ralentir la cadence

Sophie Eustache dépeint dans les 110 pages de son enquête un tableau du métier du journalisme qui paraît affligeant. Mais c’est par ce biais-là qu’on se rend compte de ce qui ne va pas dans les rédactions. Notamment de cette logique de production de l’information à la chaîne, avec une trop grande place accordée au brandcontent (contenu produit par ou pour une marque), le besoin de produire une quantité d’articles dans un temps limité ou encore le peu de considérations envers les journalistes.

La journaliste met en avant le nécessaire ralentissement de la machine. Les journalistes ont besoin de lenteur, de plus de temps pour approfondir les sujets et éviter les erreurs commises par manque de temps ou encore les fake-news. Mais pour ce faire, il faudrait également augmenter les moyens pour celles et ceux qui souhaitent encore faire du journalisme et non du « bâtonnage », qui détériore ce beau métier.