À l’heure du numérique, le 9e art fait peau neuve. Venu de Corée du Sud, le webtoon séduit de plus en plus d’internautes. La France n’est pas en reste. Avec Sex, Drug & RER, Natacha Ratto est régulièrement au top des séries « comédies » de la plateforme française du géant sud-coréen Naver. 

Dans le métro, entre deux cours, le webtoon se consomme ultra rapidement et envahit le quotidien de millions de lecteurs. La promotion dans l’hexagone est minime, pourtant ces séries au concept sud-coréen ont su se frayer un chemin — presque — toutes seules. Sur la toile, le concept fait frémir d’excitation les internautes. Un seul clic suffit au webtoon pour faire le tour du monde ; en un quart de seconde, un épisode de True beauty, ce webtoon à succès à plus de 130 millions d’abonnés, est disponible dans toutes les langues de l’application. Pas d’imprimeurs, de libraires, de distributeurs ou d’éditeurs externes. Tout se joue dans les coulisses de « Webtoon Line », l’application créée par le mastodonte du web sud-coréen Naver — ou de son concurrent, Kakao, à la tête de « Daum Webtoon » et « Kakao Page ». 

« Dessiner cette série, c’est un peu comme un marathon », l’expérience du 9e art au rythme coréen

Webtoon Line joue la carte de l’international depuis 2014. Son contenu est proposé en anglais, mandarin, thaïlandais, indonésien, espagnol, allemand et même en français, au début 2020. Basiquement coréen, le webtoon a vu fleurir plusieurs séries d’origines diverses dans le reste du monde, sous l’influence essentiellement de Naver : Lore Olympus, un webtoon néo-zélandais, détient la palme internationale avec ses millions de lecteurs. En France, le géant coréen a également approché quelques auteurs français parmi lesquels Natacha Ratto, 28 ans, tout juste débutante dans le milieu. « J’ai commencé à poster l’histoire de Sex, Drug & RER sur Instagram, et Webtoon Line m’a contactée quand ils se sont implantés en France. Ils aimaient bien l’ambiance typiquement française, le titre, les personnages. Et puis surtout, les cliffhanger de mes strips, ça collait bien. » Depuis avril 2019, la jeune femme était en contact avec la direction de Naver, mais l’aventure a réellement commencé au début 2020 : « Je n’ai pas eu de nouvelles pendant un moment, malgré mes relances. Puis, quand ils ont réussi à s’implanter en France [ndr : décembre 2019], tout d’un coup, tout est allé très vite.  En janvier 2020 j’ai eu un entretien, en février j’ai signé mon contrat, et en mars ma première BD était sortie. »

Le contenu est librement accessible, l’expérience aussi addictive que le défilement de son fil d’actualités Twitter. Glisser, défiler, de bas en haut, machinalement, l’œil rivé sur son écran, l’esprit paresseux ; des habitudes qui agitent nos doigts au quotidien sans même que l’on s’en aperçoive. Alors, pourquoi ne pas « scroller » une BD, plutôt qu’un fil Twitter lorsque nos doigts nous démangent et que nos écrans accaparent nos esprits ? La sensation est identique, probablement même plus palpitante que les ragots du net.  Les webtoons sont pleinement adaptés au format vertical du smartphone, et aux habitudes de l’internaute lambda « le format vertical est un peu contraignant parfois » confie Natacha Ratto, « parfois j’ai envie de faire de beaux paysages, et je me dis que ça va être minuscule en fait. Ça force à réfléchir à des petits trucs pour faire des jolies mise en scène en longueur, pour tirer vraiment parti du scroll ». Si Instagram était le terrain de chasse favoris de la société coréenne, maintenant la sélection se fait sur Canvas, une catégorie annexe de l’application permettant aux créateurs de publier leurs séries gratuitement et, peut-être, décrocher un contrat avec Naver « lorsque j’ai été repérée  [en 2019], Webtoon venait tout juste de se lancer en France, cette option [canvas] n’existait pas encore. Ils voulaient d’abord avoir un public et des auteurs français, donc ils contactaient les dessinateurs sur les réseaux sociaux ».

Un an plus tard,  Sex, Drug & RER est régulièrement au top des séries « comédies » de la version française de l’application. Le rythme est effréné, un épisode par semaine, en couleur, à fournir impérativement pour tenir ses engagements, et ne pas décevoir les lecteurs qui attendent leur épisode hebdomadaire du jeudi « C’est le chaos. Dessiner cette série, c’est un peu comme un marathon » lâche la bédéiste. Épuisée, la jeune femme est en train de finaliser la couleur pendant l’échange, en retard sur son planning pour l’épisode de la semaine, « la semaine dernière j’ai pris une “pause” en proposant une FAQ à la place de l’épisode hebdomadaire [ndr : pour les 1 an de la série]. Ça m’a permis de rattraper un peu mon retard. La plus grande contrainte, c’est le temps. Une semaine pour faire 30/40 cases, c’est rien du tout, même si ça se lit en 30 secondes ». Être synthétique, efficace, « être joli sans être bâclé » impose des concessions graphiques et scénaristiques.  

Webtoon, un nouveau modèle économique pour la BD française

« Le webtoon c’est beaucoup plus intéressant » affirme-t-elle, « [Dans la BD française] l’éditeur nous paie en avance sur droit [d’auteur], on ne reçoit les bénéfices que s’il parvient à se faire rembourser sur les ventes. » Un statut non reconnu, une précarité certaine pour des revenus inégaux qui gangrènent la chaîne du livre, dénoncés dans le Boycott du festival d’Angoulême. 8 à 10% de revenus, l’équivalent de 1 € par album sur un prix moyen de 10 €, et une majorité de la profession vivant sous le seuil de pauvreté : « Ce système, c’est un peu traître, on ne touche jamais les bénéfices d’une BD. Sur Webtoon Line, au contraire, on est payé à l’épisode. C’est plus juste, et l’on peut toucher les bénéfices supplémentaires [ndr : le fast pass]. ». Payée au mois, la bédéiste est contente d’avoir pu trouver une telle option, « rare aujourd’hui ». Même si, la jeune femme en convient, « c’est plus qu’un 34h par semaine que je fais ! » soupire-t-elle avec une mine amusée. Natacha se fait pensive. « Un jour, j’aimerais quand même éditer un livre, j’espère que d’ici là le monde de l’édition aura évolué en France. Peut-être que le webtoon nous permettra d’avoir plus de poids en tant qu’auteur pour faire évoluer nos conditions de vie. »

À contre courant, le webtoon et son nouveau modèle de publication est peut-être en passe de changer de vieilles habitudes françaises fermement ancrées dans le paysage national du 9e art. Enclenché par Delitoon en 2017, sur l’initiative d’un ancien éditeur de Casterman, le mouvement du webtoon s’enracine en France. Depuis 2020, non seulement Naver, mais aussi Dupuis — ou encore Delcourt et Ki-oon tout récemment en 2021 — se sont engagés dans la course au webtoon. Si, après le manga japonais, les éditeurs français semblent avoir flairé le prochain marché à succès, le public français familier de ce nouveau mode de consommation — les ultra-connectés, adolescents et jeunes adultes en tête de liste — manque probablement encore d’homogénéité pour inscrire durablement le phénomène en France avec certitude, à la différence de la Corée, cette société ultra-connectée qui a déjà passé la marche générationnelle « il faudrait que les gens de tout âge soient un peu moins “snobs” quand il s’agit de culture. On a, en France, une vision un peu « sacrée » de la littérature, de la BD, qui donne l’impression aux gens de ne pas être la cible. Le webtoon peut permettre de bouger un peu ces limites-là »

S’affranchir des barrières sociales, mais aussi regagner un public, qui, aujourd’hui, est plus friand des réseaux ou des BD asiatiques, que des productions francophones. C’est l’espoir des éditeurs français, en adaptant la production française au rythme coréen, et, de fait, au rythme de notre décennie. Donner un nouveau souffle à la BD française. Natacha Ratto confirme l’hypothèse : sans l’influence de Naver, sans le format web, beaucoup de ses lecteurs n’aurait pas ouvert uns de ces albums, si tant est qu’ils mettaient le pied dans une librairie « il y a pas mal de gens qui ont lu ma BD et qui ne lisaient pas du tout de BD franco-belge avant. En tombant sur Sex, Drug & RER, ils m’ont dit “whaou c’est trop bien, ça me rappelle des trucs de quand j’étais petit”, ça leur redonne envie de lire de la BD européenne » révèle l’autrice. Alors le webtoon à la française, le Made in France sous la main des éditeurs français ?  « Ça dépendra des conditions » pose Natacha Ratto, pragmatique. « Et de la rémunération. Pour l’instant, je suis satisfaite de l’offre de Naver. L’audience et le suivi sont là. [ndr : plus de 72 millions d’utilisateurs mensuels, en 2021] Ils sont rodés, ils ne vont pas se casser la figure du jour au lendemain.»


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Retrouvez Natacha Ratto sur son Instagram @natacharrt