Photo : Les Ateliers de Paris / Eliane-Heutschi-©-Marie-Prechac
Les places sont chères. Seulement quelques élus de la mode française parviennent à émerger dans le secteur. Les métiers de la création textile repensent le rapport entre vêtements et consommateurs. Un lien nouveau qui impacte grandement les stratégies des jeunes créateurs pour se faire connaître auprès du grand public.
Aux portes ouvertes de l’école Mod’SPE Paris ce samedi 6 mars, Bruno Benedic prépare son intervention. Il s’apprête à dévoiler l’amour qu’il porte à son métier à de futurs étudiants en «Fashion & Business ». Consultant pour des marques comme Chanel, il connaît le monde du textile et de la haute couture sur le bout des doigts. Derrière lui, un magazine avec, en gros caractères, le titre « Entreprendre ». Un mot fictif pour les jeunes créateurs d’aujourd’hui.
Il est loin le temps où l’on parvenait à développer sa marque avec un succès immédiat, tel un Yves Saint Laurent avenue Marceau, à Paris. Les années 90, celles où se réclamaient tous les styles et toutes les folies, ont laissé la redoutable année 2020 faire obstacle aux ambitions des petits nouveaux sur le marché. Bruno Benedic regarde la réalité en face : « Actuellement, le prêt-à-porter n’embauche plus. On mise pas mal sur la fin de la crise sanitaire, que l’on espère pour l’été ou la rentrée prochaine ». Les plus touchés, ce sont les diplômés, ces étudiants qui finissent tout juste leur cursus en sortant de stage. Ceux qui rentrent en études supérieures « sont gardés au chaud pendant au moins trois ans ».
« Il ne suffit plus d’être créatif aujourd’hui »
Pourtant, lorsque Bruno Benedic prend la parole devant une dizaine de visiteurs (Covid oblige), ses premières phrases paraissent ambitieuses : « Faites ce qu’il vous plaît ». Son appel à la créativité éternelle résonne dans la classe. Toutefois, il avertit que trouver sa place en marketing de mode nécessite « aimer se lever tôt et se coucher tard ». Le Made-in-France fascine les pays étrangers, notamment l’Asie. Communiquer avec ces pays requiert une attention permanente à la logistique. Et si Bruno Benedic insiste sur l’international, c’est parce qu’il est devenu trop difficile de faire carrière en France : « Il y a trop de marques aujourd’hui. La pandémie va éliminer les plus faibles ». Les « plus faibles », ce sont ces entreprises en manque de visibilité auprès du public, et aux airs de déjà-vu. Sa collègue, Sylvie Martel, conseillère en tendances textiles et lifestyle, confirme la nécessité d’une ligne éditoriale : « Je demande à mes étudiants de bien analyser la concurrence s’ils veulent se lancer dans l’entreprenariat. Il faut un concept, un positionnement et surtout, de la différence ».
Au rez-de-chaussée, Sophie Cristini-Quintana, directrice de l’établissement, achève une présentation du Master « Stratégies Innovantes en Mangement pour la Mode et le Luxe ». À ses côtés, une étudiante, future diplômée de l’Atelier Chardon-Savard – école de mode et de stylisme -, s’interroge sur les conditions d’admission. La jeune femme ne souhaite pas se présenter plus tard comme « une styliste comme les autres ». Elle confie vouloir bénéficier d’un bagage supplémentaire. Une initiative approuvée par la directrice, qui reçoit chaque année des diplômés d’école de mode classique. « Il ne suffit pas d’être créatif », prévient-elle. Selon elle, beaucoup d’écoles de mode ajoutent désormais les notions de business à leurs formations. Le côté commercial a trop souvent manqué à ces écoles encourageant à la créativité et l’innovation textile. Leur association remonte en réalité aux années 1990. Si l’on fait un retour de 30 ans en arrière, les nouveaux entrants sur le marché visaient à concurrencer les entreprises familiales. S’opèrent ainsi les métiers du marketing et les techniques modernes de commercialisation. La digitalisation ne cesse aujourd’hui de prendre de plus en plus de place. Pour Sophie Cristini-Quintana, la référence du créateur qui détenait la création et la commercialisation dans le sang, c’est Jean-Paul Gauthier.
Les incubateurs, ces structures d’accompagnement aux porteurs de projets
Des créateurs en recherche de succès, Françoise Seince en voit passer une trentaine chaque année dans ses ateliers. Dans son bureau où règne la couleur verte, du papier peint à la monture de lunettes, la directrice des Ateliers de Paris regarde le portrait de ses anciens résidents. Beaucoup d’entre eux ont réussi à se faire un nom dans le milieu. Les créateurs Charles Pottier, Nicola Lecourt Mansion ou encore le duo Gunther, ont développé leur propre marque, grâce à des rencontres professionnelles, une aide financière et, surtout, le digital. Désormais, la commercialisation est devenue la stratégie indispensable pour espérer se créer un nom dans le milieu. Il y a presque un an jour pour jour, la pandémie a mis sur pause l’organisation de « showrooms » et des salons professionnels, les moyens de commercialisation premiers des marques émergeantes. Point d’autant plus crucial lorsque leurs consommateurs principaux sont étrangers. « Ces marques sont vendues aux Japonais, aux Chinois, Coréens, Américains, qui sont de gros consommateurs de marques françaises » témoigne Françoise Seince. Alors, pour attirer l’attention, les jeunes entrepreneurs se précipitent sur les outils digitaux. « Il y a un revirement important de la stratégie commerciale, analyse la directrice des Ateliers de Paris. Instagram reste un bon moyen de toucher un large public et de discuter avec les consommateurs. En développant ces outils de vente en ligne, certains ont changé leurs plans et se sont lancés dans la ventre en B2C (Business to consumer) ». Pour améliorer leur stratégie, l’incubateur fait appel à des professionnels pour aider les jeunes créateurs à développer leur marque.
Communiquer autrement avec de nouvelles tendances de consommation
Si la haute couture et le prêt à porter restent depuis des décennies des métiers très sélectifs, l’accélération de la digitalisation et l’étiquette « écoresponsable » ont resserré la concurrence, dans un schéma économique figé. Bruno Benedic et Françoise Seince insistent sur la place du développement durable dans la fabrication, le sourcing et la distribution du vêtement. « On assiste désormais à un autre moyen de consommer » affirme la directrice des Ateliers de Paris. La communication des marques sur le respect de l’environnement a entraîné une nouvelle relation entre le créateur et son client. Pour une consommation plus responsable, le vêtement évolue avec le consommateur : « Il y a un besoin de singularité maintenu et renforcé » continue Françoise Seince. L’évolution des mentalités entraîne de nouvelles innovations digitales. La clé du succès semble enfin connue : « Il faut être orienté vers les nouvelles demandes des consommateurs, acquérir un raisonnement commercial, révèle Bruno Benedic. Ce n’est plus l’époque des chaînes multinationales ». Pour le consultant indépendant, l’avenir est certain : la crise sanitaire va redistribuer les cartes de l’embauche, en préconisant un engagement avec le consommateur. Repenser le vêtement, sa fonction et sa qualité font partie de l’enjeu du secteur textile de l’après-Covid. Mais peut encore se lancer dans l’entreprenariat en sortant de l’école ? Les avis sont partagés. « Il est prudent de ne pas se lancer tout de suite et d’acquérir de l’expérience, en France ou à l’étranger » conseille Françoise Seince. « Oui » répond spontanément Bruno Benedic. « Il faut être débrouillard et aimer les chiffres, c’est impératif ». Dos à lui, le mot « entreprendre en gros caractères » semble briller encore. Au premier étage des locaux de MOD’SPE Paris, Bruno Benedic observe la nouvelle génération sous ses yeux : « La roue tourne. Les boîtes se mettent à niveau et ne cesseront de rechercher de nouvelles compétences digitales ». Sur les murs, la silhouette de Jean-Paul Gauthier pose fièrement sur une ancienne affiche d’exposition du Grand Palais. Entendant ces paroles d’espoir en temps de pandémie, le célèbre créateur continue de sourire. La mode n’est pas morte, elle se redessine.