A 25 ans, Florian Lecamus tient son propre magasin de jeux vidéo, à Hennebont, en Bretagne. Un commerce qu’il a monté trois ans auparavant. Conscient d’évoluer au sein d’un secteur en pleine mutation vers le dématérialisé, il affirme faire cela avant tout par passion. En période de reconfinement, il dresse un bilan nuancé sur sa situation et l’avenir du métier. [Témoignage]


Avant de reprendre ce commerce, Florian Lecamus n’avait jamais travaillé dans le secteur de la vente. S’il est un jeune vendeur de jeux vidéo, il est déjà un joueur confirmé. Face à la situation actuelle, celle d’une crise sanitaire et d’un secteur vidéoludique en pleine transformation, le jeune homme est partagé entre amertume et résignation.


Monter son propre commerce à 22 ans ce n’est pas rien, surtout lorsque l’on est novice dans le domaine de la vente. Qu’est-ce qui t’as poussé à faire cela ?

Au-delà de ma passion pour le jeu vidéo, j’ai eu la chance de grandir dans une ville avec des magasins de jeux vidéos indépendants. L’envie d’en tenir un m’est venue, et économiquement c’était possible. D’autant plus que ce type de commerce est en voie de disparition. Dans quelques années ils auront probablement disparu. J’avais envie de tenter l’aventure tant que c’était possible !

As-tu reçu du soutien de la part de tes proches pour te lancer ?

Au départ, lorsque j’ai annoncé mon choix à mes parents, ils étaient un peu circonspects. Eux et moi savions que c’était un métier difficile, surtout dans ce secteur. Mais très vite ils m’ont soutenu. C’est d’ailleurs un peu de la faute de mon père ! [rire] C’est surtout grâce à lui que je suis passionné de jeu vidéo. Avec mon grand frère on le regardait jouer lorsque l’on était gamin. Et puis on a beaucoup jouer sur sa console aussi, une Super Nintendo. Il nous a ensuite offert notre première console, une Playstation 2. Bon après, elle a pas fait long feu. A force de la faire tourner avec mon frère, elle a fini par hyper ventilé… game over pour elle. On a reçu une sacré soufflante par notre père ! [rire]

Ma mère quant à elle est clerc de notaire. Autant dire qu’elle s’y connaît pour ce qui est du côté administratif, des démarches juridiques et des « papiers » en général. Elle m’a énormément aidé au début … et elle continue de beaucoup m’appuyer encore aujourd’hui lorsque je me pose des questions.

En tant que nouveau commerçant, les deux premières années sont celles du lancement. Il y a un allégement des charges afin de rendre pérenne son business. Hors, le confinement est arrivé en plein dans ta deuxième année. Comment as-tu réagi ?

Je me souviens que lorsque Emmanuel Macron a fait son allocution, j’étais chez des potes. Quand il l’a annoncé… j’avais eu du mal à y croire. Ça a été dure à encaisser. Le premier confinement a été une période d’incertitude totale, j’ai eu très peur. C’était le saut dans l’inconnu pour tout le monde. Pour mon magasin j’ai reçu des aides de la part de l’État, qui ont pu amortir une partie des charges, heureusement. Tout le business était à l’arrêt, mais j’ai pu garder la tête hors de l’eau.

Et lorsque le deuxième confinement a été annoncé ?

Là c’était très différent. Déjà parce qu’on l’avait vu venir. Le problème c’est qu’il est tombé sur la mauvaise période pour le secteur du jeu vidéo. Novembre c’est le mois qui lance la saison, les « gros jeux » [NDLR : aussi appelés « triple A », c’est à dire les blockbusters]. D’autant plus que cette année sortent au même moment les nouvelles consoles que sont la Xbox Série X et la Playstation 5.

«  Ça me fait d’ailleurs bien rire que les grandes enseignes se plaignent aujourd’hui d’un combat déloyal avec Amazon (…) Mais avant que leurs rayons cultures ne ferment, c’étaient eux nos ‘‘Goliath’’. Et c’est toujours le cas »



Qu’as-tu mis en place pour continuer à travailler malgré la fermeture de ton commerce jugé « non essentiel » ?

Contrairement au premier confinement, les « commerces non-essentiels » peuvent faire du Click And Collect. Je suis donc à mon magasin de 10h à 16h. Les gens réservent un jeu en me contactant et viennent le chercher. Mais je me suis aussi mis à la livraison. De 16h à 20h j’enfile ma casquette de livreur pour apporter des jeux à des clients. Je dessers jusqu’à une trentaine de kilomètres autour d’Hennebont. Je comprends le stress que ressentent les livreurs maintenant !

click and collect

Pendant le reconfinement, l’heure est au click and collect pour les petits commerces



Est-ce que ça marche bien ?

Pour l’instant oui. Il y a beaucoup de jeux neufs, et il y a un certain soutient de la part de ma clientèle. Mais on verra dans deux mois, j’ai peur que ce soit un « effet de mode ».

C’est à dire ?

Les gens jouent le jeu pour le moment. D’un côté ce serait beau qu’on assiste à un certain éveil de leur conscience, qu’ils se rendent compte qu’il est important de soutenir les petits commerces. De l’autre j’ai peur que cette solidarité ne soit qu’éphémère, que les gens finissent ensuite par retourner à nouveau sur Amazon, par facilité d’achat pour eux.

Est-ce que tu avais déjà observé cette solidarité après le premier confinement ?

Oui. Mais justement, ça n’avait pas duré. Les deux premiers mois de reprise après la levée du confinement ont été très bons. Mais une fois passé cette vague, les gens sont retournés massivement dans les supermarchés. Ça me fait d’ailleurs bien rire que les grandes enseignes se plaignent aujourd’hui d’un combat déloyal avec Amazon. Soudain les Leclerc, Intermarché, Carrefour et autres se mettent à vouloir nous soutenir, et se la jouer ‘‘David’’ contre le ‘‘Goliath’’ Jeff Bezos. Mais avant que leurs rayons cultures ne ferment, c’étaient eux nos ‘‘Goliath’’. Et c’est toujours le cas. C’est de la pure hypocrisie de leur part, car notre combat contre eux est tout aussi déloyal !

Est-ce que ton chiffre d’affaire a été affecté par la crise sanitaire ?

Paradoxalement j’ai réalisé ma meilleure année fiscale. Mais celle-ci s’arrête au mois d’août. Ça risque d’être très différent pour la prochaine, avec le second confinement… tout dépend des aides que l’État nous promet, la réactivation du fonds de solidarité que l’on attend impatiemment. Je sais que je suis chanceux. D’autres commerces sont à deux doigts de mettre la clef sous la porte, si ce n’est pas déjà fait … Surtout que le chiffre d’affaire annuel se joue à Noël pour certains. A l’heure actuelle on ignore toujours ce qu’il en sera. Pour moi, même si ça me ferait très mal, la période des fêtes n’est pas déterminante.

La Dynamite Mobile"

La « Dynamite Mobile » : fausse voiture pour sa communication sur Facebook,
mais véritable livraison mobile pour le magasin Dynamite Games d’Hennebont

De nombreuses personnes ont très mal réagit au fait que les librairies doivent rester fermées, car jugées comme « commerce non essentiel ». Pour certaines d’entre elles, c’est comme si l’on jugeait la littérature, comme « non-essentielle ». As-tu ressenti la même indignation pour le jeu vidéo ?

Pas du tout. En tout cas je ne l’ai pas senti de façon collective. Il n’y a eu aucune levée de boucliers, contrairement à la littérature, pour la fermeture des magasins de jeux vidéos. A tel point que lorsque a été annoncée la fermeture des rayons « non essentiels » pour les grandes surfaces, le jeu vidéo était considéré comme de l’informatique. Il n’était pas considéré comme un produit à part. Même si ça s’améliore depuis quelques temps, notamment avec la couverture du ZEvent, il s’en dégage encore une mauvaise image à travers les médias traditionnels.

Trouves-tu que dans l’esprit des gens, le jeu vidéo n’est pas encore aussi « digne » que la littérature ou le cinéma ? Qu’il est simplement perçu comme un pure divertissement ?

Oui complètement ! Pour beaucoup, les jeux vidéo, ce sont uniquement les triple A qui se vendent beaucoup. Ce sont des jeux qui profitent d’une grosse campagne de promotion à leur sortie, avec un gros budget de développement. On pourrait évoquer Call Of Duty pour citer l’un des cas de figure les plus connus. Ce sont des jeux divertissants, où il y a des explosions de partout etc. Mais ce sont des jeux qui ne prennent aucun risque. Ils s’en tiennent simplement à leur formule gagnante, point. Alors qu’il suffit de gratter un tout petit peu, pour se rendre compte de toute la diversité du monde vidéoludique ! Il y a des jeux dont le scénario mature est particulièrement bien écrit, certains avec une atmosphère poétique unique, ou d’autres avec une pâte graphique à la hauteur de films d’animations ! Comme vendeur, j’essaye justement d’orienter mes clients vers ce genre de jeux de temps à autre, de les faire entrer dans un tout autre univers qu’il ne connaissait pas jusqu’alors. Malheureusement, rares sont les fois où ça marche.

« En tant que commerçant, c’est ni plus ni moins la mort annoncée
des magasins de jeux vidéos indépendants »


L’industrie du jeu vidéo réalise des profits qui ne cessent de s’accroître depuis des années. Pourtant cela ne semble pas profiter aux « petits » magasins de jeux vidéo. Quelles en sont les causes selon toi ?

L’industrie est en train de considérablement changé, comme jamais auparavant. On se dirige les deux pieds dans le dématérialisé, c’est à dire à l’achat d’un jeu depuis sa console, que l’on télécharge sans achat en magasin. C’est grâce à cela que les profits de l’industrie ont explosé ces dernières années. Les éditeurs de jeux vidéos peuvent ainsi vendre leurs jeux plein pot, alors qu’ils perdent de l’argent avec le marché de l’occasion. Et pourtant c’est celui-ci qui est notre fond de commerce principal, pour nous magasins indépendants.

Le modèle économique est en plein bouleversement ?

Totalement ! En plus de la dématérialisation, ce qui rapporte aussi énormément d’argent, c’est le système de micro transactions et de DLC [NDLR : « Downloadable content » = une extension d’un jeu, très souvent payante]. Certains jeux sont accessibles gratuitement, mais le contenu additionnel qui permet d’être meilleur ou tout simplement d’enjoliver son avatar par exemple, est payant. C’est avec ce modèle économique que Fortnite a permis à ses développeurs Epic Games d’empocher le jackpot (NDLR : lancé le 21 juillet 2017, Fortnite a rapporté 2,4 milliards de dollars en 2018 et 1,8 milliard de dollars en 2019 à Epic Games ; source : Numerama)

Comment perçois-tu l’avenir du jeu vidéo, notamment avec des « Netflix » du jeu vidéo tel que le Xbox Game Pass (le service d’abonnement de Microsoft destiné à être utilisé sur ses consoles de jeux Xbox One et Xbox Série X, donnant accès à une pléthore de jeux) ?

En tant que joueur je trouve ça très intéressant, même si ce n’est pas ma façon de consommer le jeu vidéo. J’aime l’aspect matériel, le fait d’avoir une jaquette de jeu au design travaillé, de pouvoir tenir entre mes mains « l’objet » jeu vidéo. J’ai peur aussi que Microsoft se transforme en « Disney du jeu vidéo », c’est à dire en concentrant les principaux éditeurs du milieu dans ses rangs [NDLR : en septembre dernier, Microsoft a fait l’acquisition de la maison mère de l’éditeur Bethesda – Fallout, The Elder Scrolls, Doom – pour 7,5 milliards de dollars]. C’est dans l’intérêt de Microsoft d’enrichir son catalogue. Ils vont à la fois pouvoir produire un « contenu maison » avec leurs licences, et faire miroiter ensuite ces exclusivités sur le Xbox Game Pass par la suite. J’ai peur aussi que les jeux perdent en qualité, avec un objectif de quantités, de remplissage de leur catalogue, et de renforcement du modèle des microtransactions. En tant que commerçant, c’est ni plus ni moins la mort annoncée des magasins de jeux vidéos indépendants.

vidéothèque personnelle

Fragment de la vidéothèque personnelle de cet amoureux du jeu vidéo



Depuis que tu tiens ton commerce, est-ce que ton rapport au jeu vidéo a changé ?

Complètement. Ça m’embête un peu d’ailleurs, mais bon, mes collègues m’avaient prévenu ! [rire] Avant c’était purement une passion tandis que maintenant c’est devenu mon métier. L’amour du jeu n’est pas parti, loin de là, mais c’est aussi devenu un business. Je joue moins qu’avant aussi, parce que je beigne dedans à longueur de journée, et le soir j’ai envie d’avoir une coupure tout simplement.

La période que l’on vit est parfois anxiogène. Le jeu vidéo peut alors être l’occasion de s’échapper quelques instants. Aurais-tu une recommandation ou deux ?

Untitled Goose Game (2019) ! C’est un petit jeu où l’on incarne une oie ! Ça ne paye pas de mine dis comme ça, mais c’est génial ! Le principe est de semer la zizanie dans un village, comme par exemple en piquant les clefs du gardien ou le ballon du gamin. Le concept est très bête et le jeu court, mais pour se détendre sur une soirée et rigoler en ces temps incertain, c’est parfait ! Un autre jeu, qui cette fois-ci a un peu plus « d’ambition » : Outer Wilds (2019). C’est un jeu à la première personne, on incarne un extra-terrestre qui explore l’univers. A sa sortie il avait fait l’unanimité autant auprès des joueurs que de la presse, fait assez rare. Son game design est exceptionnel et sa bande originale à tomber par terre. Dans le principe c’est de la pure exploration et découverte. Ce qui, en période de reconfinement, ne peut que faire du bien !